Le sourcil ébouriffé, il est là, assis sur une chaise dans ce grand hall de gare, les traits du visage tirés et le dos voûté, une gabardine grise soigneusement pliée sur ses genoux. A ses côtés, une valise en cuir usé, couleur ébène, bouclée par un cadenas doré, une qui ne roule pas, une qu’il faut porter. Un modèle désuet, comme venu d’un autre siècle. L’objet émouvant a su voyager à travers les ans sans que son propriétaire ne s’en lasse.
Lui, justement, paraît si vieux, sans avenir et sans éclat. Son passé déborde à l’image de ce minuscule bouton rouge qu’il porte discrètement à son veston aux grandes occasions. Mais son avenir semble vide. Une femme dans la force de l’âge lui apporte un billet composté puis s’assoit à ses côtés. Elle pose un regard tendre sur ses maigres mains tachetées, aux os saillants, aux ongles un peu trop longs, un peu trop jaunis. Elle lui parle dans le creux de l’oreille d’où sortent quelques poils poivre et sel. Il règle son sonotone, ce faiseur de syllabes inutile tant le brouhaha de la foule se heurte violemment à ses tympans fatigués qui refusent d’absorber davantage de sons. Le voilà emmuré dans son silence, immobile devant la foule qui s’agite, va, vient, passe et repasse comme une vague devant ses yeux noirs profonds, perdus dans un océan de pensées. Seules ses lèvres foncées bougent régulièrement, dévoilant une langue asséchée, preuve s’il en fallait une de la dégénérescence physique de ce corps presque décomposé.
Très loin de sa petite bourgade au cœur d’un Jura qui fabrique des centenaires presque aussi nombreux que les hêtres qui peuplent ses vertes forêts, son train doit l’amener dans une Normandie qu’il a jadis connue. C’était il y a fort longtemps. Il arrivait alors de son Connecticut natal dans ce pays qu’il ne connaissait pas mais qu’il fera sien pour l’amour d’une femme. C’est peut-être le dernier voyage de celui qui attend patiemment que son âme rompe avec ce corps dont il est prisonnier depuis quatre-vingt-douze longs hivers. Les cheveux disparus de son crâne clairsemé sont autant de deuils qu’il a portés, à commencer par celui de sa tendre épouse, sa petite Arlette qu’il a chérie pendant plus de soixante ans. Celle pour laquelle il a abandonné famille et patrie. Ereinté, le voilà qui aspire désormais lui aussi à cette vie d’éternel repos aux côtés de sa dulcinée et de leur troisième enfant. Mais il lui reste encore un devoir à accomplir avant de partir au firmament. Un devoir de mémoire grave et solennel envers ses frères d’armes tombés au front. C’était il y a soixante dix ans. Un devoir d’exemple pour les jeunes générations à la mémoire courte, si individualistes au pays de l’opulence, ignorant, pauvres insolents, le sacrifice de leurs aînés pour la liberté. Tellement vieux aujourd’hui, il était pourtant gamin tout juste hier lorsqu’il s’est battu pour libérer la terre de Voltaire et de Rousseau, lui le jeune Yankee réserviste devenu héro au risque de sa vie.
A présent sa tête se remplit de ces vieux souvenirs qui sommeillaient dans son cœur : il est parti, contraint, forcé à l’âge où ses arrières petits-enfants ne pensent qu’à s’étourdir la tête dans la fête et l’alcool. C’était la guerre. Pour ses parents, il avait formulé le vœu de revenir en bon état. Les obus ne l’ont pas emporté. Il a survécu au-delà de toute espérance mais aujourd’hui lorsqu’il plante sa cane sur le bitume de la gare, il se revoit planter une arme dans des gamins qui étaient comme lui, pas assez grands et déjà soldats. De l’innocente chair à canon qui hantera ses nuits bien des années plus tard et qu’il tient à honorer pour que plus jamais aucune mer du monde ne se transforme en océan de sang. Dans quelques jours, il reviendra pour la première fois sur la plage de Sword Beach au cœur du crime. Interrogé par les journalistes du monde entier avides des aveux de ces quelques témoins directs de l’histoire que la grande faucheuse a daigné épargner jusqu’à présent, il perpétuera ce devoir de souvenir.
Ses yeux sont comme pleins de larmes. Pudique, il détourne un regard embué. Sa petite-fille qui l’accompagne ne doit pas savoir que ce voyage l’épuise et le bouleverse. Elle s’y opposerait, elle ne peut pas comprendre qu’il a besoin de transmettre son histoire comme on lègue un trésor pour s’en aller dans la paix lorsque l’heure sera venue. Son histoire, son testament, c’est notre histoire.
C’était ma participation à la deuxième séance de l’Atelier des jolies plumes, un atelier d’écriture virtuel créé par Célie et Fabienne et que j’ai découvert grâce au très joli blog de I feel blue.
Le thème de ce mois-ci était :
« Hall d’aéroport, quai de gare, siège arrière d’un taxi, aire d’autoroute. Il y a ceux qui partent, ceux qui arrivent, ceux qui fuient, ceux qui attendent. Et il y a vous/votre personnage. »
ifeelblue a écrit
punaise mais que je suis heureuuuuuuuse que tu aies publié ce texte, il est tout simplement magnifique, tant par son fond que par sa forme! ohlala mais vraiment, je le redis: MAGNIFIQUE!!!
Maman raconte a écrit
Oh merci !!! Je rougis derrière mon écran…
Anne a écrit
Comme d habitude bravo à toi et à ta façon d écrire. Tes descriptions pour nous amener doucement sur ce personnage qui,fut un héros de guerre… Touchant ! J adore, continue. Anne
Maman raconte a écrit
Avec ces encouragements, je ne peux que continuer… Merci !
Illyria a écrit
Magnifique texte en effet! Magnifique texte et superbe thème, original et touchant, félicitations!
Maman raconte a écrit
Oh merci 🙂