Âmes sensibles, ne lisez pas cet article et passez votre chemin. Car j’emmène ceux que le sinistre royaume de la Grande Faucheuse n’effraie point à la découverte du macabre trésor du couvent des Capucins de Palerme : une terrifiante cité des morts sous la cité des vivants, de singulières catacombes à vous glacer le sang, plantées au cœur de la Sicile depuis 1599.
Dans ces terres siciliennes parfois décrites comme un paradis peuplé de démons où justement la mort se pare, s’exhibe et se fête en grande pompe, il est un lieu palermitain qui offre au visiteur le curieux spectacle d’une société décomplexée sur le dernier voyage. Amateurs de frissons, férus d’histoire glauques ou simples curieux, ils sont nombreux les pèlerins d’un jour marqués pour toujours, à s’y presser pour quelques euros.
Passée la lourde porte, un escalier de pierre descend vers la crypte, dans un froid glacial et dans une pénombre contrastant avec l’éclatant soleil sicilien. Déjà l’odeur écœurante de souffre et de moisissure nous envahit tandis que le silence accablant pèse comme un reproche intime que l’on s’adresse pour avoir cédé à la tentation du macabre. Au bruit des pas qui résonnent dans les galeries souterraines, on lève timidement les yeux et le cauchemar commence…
Quelques 8.000 cadavres momifiés sont suspendus aux murs, comme à des crocs de boucher. Les plus chanceux sont allongés dans des niches, sur des coussins en velours souillés ou dans des cercueils en bois sombre, voire mis en scène de manière effroyable, tels ces individus assis sur des chaises à bascule et discutant pour l’éternité dans un rictus d’horrible douleur. Vêtus de leurs costumes jadis élégants, aujourd’hui rongés par les souris et moisis par les siècles, certains corps ont conservé des lambeaux de chair, des touffes de cheveux ou des poils de moustache sortant de trous béants dont l’ombre est accentuée par un éclairage chirurgical. Partout les mêmes grimaces horribles sur une peau flétrie, rétractée et séchée, partout des fémurs cassants qu’on croirait entendre tinter au rythme des courants d’air qui agitent les étoffes, partout des milliers de bras asséchés se tendent vers le visiteur comme pour le supplier de libérer ces corps caverneux de la poussière.
En 1890, Guy de Maupassant relatait ainsi sa visite aux catacombes des Capucins :
« Tout à coup, j’aperçois devant nous une immense galerie, large et haute, dont les murs portent tout un peuple de squelettes habillés d’une façon bizarre et grotesque. Les uns sont pendus en l’air côte à côte, les autres couchés sur cinq tablettes de pierre, superposées depuis le sol jusqu’au plafond. Une ligne de morts est debout par terre, une ligne compacte, dont les têtes affreuses semblent parler. Les unes sont rongées par des végétations hideuses qui déforment davantage encore les mâchoires et les os, les autres ont gardé leurs cheveux, d’autres un bout de moustache, d’autres une mèche de barbe… Celles-ci regardent en l’air de leurs yeux vides, celles-là en bas ; en voici qui semblent rire atrocement, en voilà qui sont tordues par la douleur, toutes paraissent affolées par une épouvante surhumaine[…] Et ils sont vêtus, ces morts, ces pauvres morts hideux et ridicules, vêtus par leur famille qui les a tirés du cercueil pour leur faire prendre place dans cette effrayante assemblée ».
Si quelques 124 ans plus tard, rien n’a changé pour le visiteur du royaume des ombres, la vie reprend le dessus quand les faciès morbides s’animent. Pas un squelette ne ressemble à son éternel voisin tant les expressions sont nombreuses : les momies endormies côtoient les cadavres ricanant devant nos mines songeuses. Les minois décharnés, terrorisés par le trépas qui les a surpris contredisent les frimousses ravies de leur nouvel état… Il y a les joyeux et les taciturnes, les timides et les navrés, les farceurs et les pas commodes.
Dans ce charnier humain, les frères encapuchonnés de bure poussiéreuses font vœux de pénitence éternelle aux côtés des ecclésiastiques peu loquaces, comiques squelettes parés de vieux brocarts pourrissants. Certains s’inclinent cérémonieusement sur notre passage tandis que d’autres appuient leur crâne lasse sur l’épaule décharnée d’un voisin mort de rire. De couloirs en allées, on salue les aristocratiques dépouilles des notables de la bonne société palermitaine comme le peintre Vèlasquez ou le chirurgien Manzella. Des avocats aux médecins en passant par les artistes et les soldats de l’armée des Bourbons, le tout Palerme du XVIIIe siècle s’est donné rendez-vous chez les Capucins depuis que la bonne société palermitaine trouve chic d’y établir sa dernière demeure. Les voilà maintenant qui échangent des banalités du quotidien comme si le temps s’était arrêté en plein milieu de leur conversation. Puis viennent les quartiers de ces dames et de leurs fragiles rejetons endimanchés en robe de baptême, plus burlesques encore tant leurs cadavres hideux contrastent avec leurs délicats vêtements de soie richement ornés de dentelles. Même les jeunes filles, jadis en fleurs, passent pour des aïeules tant les visages grimaçant sont déformés.
Évoquant les misérables gamins aux affreux visages déformés par la mort, Guy de Maupassant écrivit :
« Les larmes vous montent aux yeux, car les mères les ont vêtus avec les petits costumes qu’ils portaient aux derniers jours de leur vie. Et elles viennent les revoir ainsi, leurs enfants ! ».
Sur le plan historique, la visite est édifiante : elle montre que la momification était une marque de prestige social que l’on a pratiqué en Italie jusqu’au début du XXème siècle. Les aristocrates siciliens préféraient choisir par testament leur mise en scène et leur tenue pour l’éternité, à défaut d’une pierre tombale et d’une épitaphe. Le plus souvent, les cadavres étaient desséchés dans les cellules situées le long des couloirs de la nécropole, grâce aux conditions atmosphériques propices conférées par la nature tufière du sous-sol, avant d’être lavés au vinaigre puis habillés pour l’éternité. En période d’épidémies, les moines employaient aussi la méthode du bain dans l’arsenic ou dans le lait de chaux. Comme dans tout cimetière, les familles venaient rendre visite à leurs chers disparus et prier pour leur salut, réconfortées par la présence de la dépouille momifiée. Les moines entretenaient les catacombes grâce aux dons des familles mais gare aux bienfaiteurs qui ne donnaient pas régulièrement : leurs cadavres chéris étaient sanctionnés par un déménagement sur une vulgaire étagère au lieu d’une niche de première classe.
Mais derrière chaque trépassé exposé au tout venant comme on expose un objet au musée, on devine le mortel de jadis qui mangeait, buvait, jouait, travaillait, caressait, riait, aimait, doutait. On est rattrapé par la réalité et on repense tristement aux âmes de leurs propriétaires qui n’ont eu d’autre choix que d’abandonner ce corps raidi à l’heure suprême. Il vient de là, le véritable malaise, de cette déchéance inéluctable, de cette absence de tout souffle de vie… Cette crypte, c’est un peu comme le grand vestiaire de l’au-delà. Le manteau de l’âme prend la poussière tandis que les envies, les espérances, les passions, les émotions, les sentiments sont déjà envolées à jamais. La mort a quand même atteint son but.
Alors on presse le pas pour sortir, on étouffe, il est temps de retrouver l’agitation palermitaine, les klaxons, les embouteillages, la chaleur, juste un peu d’insouciance du temps présent. Et c’est là, au moment de sortir, alors qu’on pensait avoir côtoyé le comble de l’horreur, que l’on entrevoit dans la petite chapelle des enfants la Bambina, merveille des merveilles que les Italiens surnomment la Belle au bois dormant. Rosalia Lombardo est âgée de deux ans lorsqu’elle décède le 6 décembre 1920, emportée par une pneumonie. Fous de douleur, les parents endeuillés confient son embaumement au très renommé Docteur Alfredo Salafia. Presque un siècle plus tard, rien n’est plus troublant que la dépouille de cette petite fille étrangement bien conservée sous le verre plombé de sa bière, selon une formule que le médecin palermitain a emporté dans la tombe.
Rosalia ressemble à un ange paisiblement endormi pour l’éternité. La forme de son visage rond, sa peau, son teint de bébé, ses boucles et ce petit nœud jaune dans ses cheveux blonds sont biens trop réels pour ne pas se sentir mal à l’aise devant la vitre du petit cercueil. On suffoque, on grelotte, secoué par des hauts le cœur et hanté par l’image de ce corps enfantin vieux de plus de 90 ans. Spectacle irréel à la fois fascinant et terrifiant, son état de conservation évoque toute la peine qu’a ressenti sa famille et une volonté désespérée de garder encore leur enfant auprès d’eux, malgré la mort.
Revenue bouleversée de cette descente au pays des morts, je conclue cet étrange voyage en faisant miennes les paroles du poète italien Ippolito Pindemonte :
Chacun se tourne vers le corps chéri et sur les visages émaciés
cherche et trouve les aspects connus :
le fils, l’ami, le frère trouve le frère, l’ami, le père ;
ô que de souvenir des douleurs communes, des plaisirs partagés !
Quelle vie joyeuse dans les années qui ont si vite passé !
En même temps un soupir s’élève, un long sanglot intime, une plainte à peine étouffée
qui s’étend sous les arcs, à travers les salles résonnantes
et auxquels il semble que ces corps froids répondent.
Un bref passage sépare les deux mondes
et jamais la vie et la mort ne furent si unies d’amitié.
Notes : Je n’ai pas pris de photos de cette macabre promenade, sans doute par superstition et aussi par respect pour tous ces gens. Les photos que vous découvrez ici sont donc principalement celles des cartes postales vendues par les frères Capucins et celles publiées dans la presse italienne et britannique.
WonderMômes a écrit
Tu as été bien courageuse d’y aller, je crois que j’aurai fait demi-tour…et que dire de la Bambina ? O_o
Maman raconte a écrit
C’était plus fort que moi !!!
sysyinthecity a écrit
j’avais vu un reportage tv sur ce lieu, c’était impressionnant !
Maman raconte a écrit
Je connaissais la réputation du lieu avant d’y aller mais le « vivre en vrai », c’est vraiment troublant…
Camille a écrit
Nous y sommes allés ce mois – ci. Je devais y aller seule et finalement mes 3 enfants ont tenu à descendre également même après avoir vu les photos que je leur ai montré sur internet. Ils ont 9 ans, 7 ans et 4 ans, les plus vieux ont fait la visite au complet. Mon 4 ans a fait environ la moitié et a demandé a faire demi tour avec son père , sans pleurs et sans cris.
Oui c’est impressionnant mais la description faite plus haut est exagérée. Le froid, l’odeur, la pénombre? Rien de tout cela. Et puis bon Maupassant c’était il y a plus de 100 ans ça a bien changé depuis!
DEFRADAT a écrit
Bonjour,
Je dois y aller dans quelques jours mais j’appréhende car je suis claustrophobe.
Y respire-t-on bien ? Vous dites qu’il n’y a pas d’odeur, vous pouvez me le confirmer?
merci
Lucie-Rose a écrit
Je ne suis pas spécialement claustrophobe mais je n’ai pas eu l’impression d’être enfermée dans un lieu étriqué : on y circule dans d’assez larges dédales et si l’on s’y sent mal c’est plus à cause de la nature de la visite que de l’espace dans lequel on se trouve…
Lucie-Rose a écrit
Les contemporains de Maupassant pouvaient se retrouver directement dans la crypte lorsqu’ils passaient de vie à trépas alors qu’aujourd’hui on la visite comme un musée donc oui l’époque a changé ! Ceci dit, la pénombre et la lumière chirurgicale sont bien présentes et amplifient le côté glauque de ce lieu de mort. Et même si la chasse aux souris et l’assainissement du sous-sol a contribué à absorber les odeurs de moisissure, le lieu conserve une odeur de vieux, de poussière, de mort. Enfin oui, on est bien d’accord que la crypte – du moins en plein été – n’est pas un frigo même si, comme toute cave qui se respecte, elle reste un lieu plus frais que l’extérieur. Pourtant j’ai personnellement bel et bien été parcourue de frissons, plus en lien avec l’environnement impressionnant et surtout à la vue de la petite Rosalia… Mais je suis certainement une personne particulièrement sensible.
Christian a écrit
L’endroit le plus effroyable d’Europe…8000 momies dont 3000 visibles. Si vous allez à Auschwitz, et que vous allez au fond et trempez un bâton dans l’eau du lac et que celui ressort noir de cendres actuellement, c’est que les cendres des gens et des bébés sorties des crématoires y était versées…
Des millions de personnes.
Pas question d’effectuer une comparaison, mais une connaissance historique permet de modérer l’expression de « plus effroyable d’Europe. » !
Lucie-Rose a écrit
Je n’ai aucune envie de polémiquer sur la question : je trouverais effectivement indécent de comparer un génocide à un cimetière, fût-il très particulier. Je refuse de comparer la souffrance de ceux qui ont vécu leurs derniers instant nus dans des chambres à gaz à la souffrance de parents au chevet de leur petite fille morte naturellement. Dans le premier cas, je ne pense d’ailleurs pas être capable d’imaginer ce qu’ils ont pu ressentir tant l’horreur dépasse ce qui est humainement compréhensible. Dans le second cas, en tant que jeune maman, je peux me projeter dans ce que je considère comme étant la pire souffrance qui pourrait m’être personnellement infligée. Je suis donc désolée si mon titre vous fait offense mais je ne pense pas méconnaître l’histoire ou nier les atrocités de 39-45 en ne les évoquant pas dans cet article. Certes, j’aurais pu modérer mon titre, mais il a été dicté par les émotions et le ressenti que j’ai eu après la visite de la crypte qui reste un lieu effroyable à bien des égards et un tout autre sujet qu’Auschwitz.
Adrien a écrit
Tout de suite le point Godwin.. Vous me rendez bien triste Christian! Merci pour cet article intéressant Lucie-Rose.
Lucie-Rose a écrit
Ce fut un plaisir Adrien !
Raymond devoize a écrit
Le christian ne s’est pas demander combien de tonnes de charbon il faut pour brûler des millions de personnes …
aucun registre de convoi de charbon n’existe…alors on peut se poser les bonnes questions !
Pierre Yves Berthelot a écrit
J ‘y suis allé il y a 25 ans ..Certes c ‘est un endroit TRES particulier mais pas besoin non plus d’en faire un fromage …On ne ressort pas traumatisé non plus de cet endroit (faut pas exagérer ).. C ‘est à voir avec tout le respect qu’il se doit ..
Lucie-Rose a écrit
Tout dépend de notre sensibilité ! Pour moi qui n’ai jamais pu approcher une dépouille, l’expérience a été déroutante. Et la future maman que j’étais alors a particulièrement été bouleversée par la petite Rosalia…. Mais encore une fois, tout est question de sensibilité, surtout quand on touche au thème si particulier de la mort….